Henri Berney, 91 ans, n’a rien perdu de ses bonnes habitudes: comme chaquematin depuis près d’un demi-siècle, il descend au rez-dechausséede samaisonoùse trouve l’atelier d’horlogerie créé en 1972. S’il y a encore peu il «bricolait» à son établi, sa mauvaise vue l’empêche désormais de s’adonner au montagede garde-temps,mais cela n’enlève rien à sa passion pour les belles fournitures. «Je me rends dans des bourses à la recherche de pièces rares, précise-t-il. Elles servent notamment pour nos montres vintage et nos chronographes.» En tant qu’artisan, Henri Berney a un faible pour les mouvements compliqués qu’il déniche aux quatre coins de la Suisse alors qu’ils ont été fabriqués à la vallée de Joux, connue pour être «le berceau des montres compliquées». Du coup, ce passionné a lancé il y adix-huit ansuneboursehorlogère dans son village, à L’Abbaye. «Cet événement se déroule en même temps que la traditionnelle brocante villageoise, en juin», indique l’horloger. Lemarchédespièces anciennes se renouvelle-t-il? «Oui, car les collectionneurs ne vivent pas éternellement. Chaque année des pièces reviennent sur le marché.» En quête de la trouvaille qui va faire battre un peu plus vite son cœur, Henri Berney n’hésite pas à casser sa tirelire pour faire une belle acquisition. «Il y a peu, j’ai trouvéunepièce rarepour laquelle j’ai dépensé une petite fortune.»
Orphelin à 8 ans
Bien que né dans la région des manufactures horlogères, le petit Henri n’était pas prédestiné à devenirhorloger. «J’ai grandidansun domaine agricole.» Le fait qu’il soit le petit dernier d’une fratrie de six frères et sœurs ne l’a pas fait bénéficierdustatutde chouchouqu’ont parfois les cadets: «J’ai perdu ma maman lorsque j’avais 8 ans. C’était au début de la guerre. La situation n’était pas facile.» À 16 ans et demi, le jeune garçon s’inscrit à l’école technique au Sentier dans la filière horlogerie et non mécanique comme convenu avec sonpère. «C’était suruncoup de tête! Je n’avais aucune idée de ce qu’était une montre.» Il apprendles rudimentsdumétier pendant ses trois années d’apprentissage. «On était une équipe de copains, que j’ai d’ailleurs conservés toutema vie.»Pourtant, Henri Berney est le seul à vouloir prendre le large à 19 ans. «Mes amis sontpartis travaillerdans lesusines du coin, mais moi je voulais apprendre l’allemand.» Peu de temps après son arrivée à Schaffhouse, son père décède. «Je me suis senti seul etlivré à moimême.» Mais le bonheur ne tarde pas: le jeune horloger revient en Suisse romande deux ans plus tard, sur la recommandation d’un ami d’apprentissage. «Il m’a dit qu’une place m’attendait chez BovetFrères àFleurier.C’estlàque j’aifaitla rencontredemonépouse. Elle aussi orpheline de mère. Cela nous a rapprochés. Nous nous sommes très vite mariés.»
Création de BerneyBlondeau
Après des passages par différentes manufacturesdupays,dontFavreLeuba à Genève et Redia Watch à La Chaux-de-Fonds, Henri Berney fait son retour à la Vallée après dix ans d’absence. «J’avais l’opportunité de reprendre une fabrique horlogère au Sentier avec un associé, mais cela n’a pas duré.» Ambitieux, l’horloger souhaite lancer son affaire. Mais à l’époque ce n’est pas si simple. «Pour s’établir, il fallait avoir une autorisation de la Fédération horlogère et faire partie d’une des sections régionales, expliqueHenriBerney. Sans ça, il n’était pas possible d’acheter des ébauches.» Grâce à son entregent, il entre à la section de l’UFGV, l’Union des fabricants genevois et vaudois. «J’ai eu la chance d’avoir l’appui du directeur d’Audemars Piguet, Georges Golay, qui était un chic type.» Henri Berney commence alors des collaborations avec différentes manufactures de la région, dont la maison Lémania (devenue lamanufactureBreguet). «Ledirecteur me facilitait la chose en me payant au fur et à mesure mes séries, car je devais avancer l’argent pour acheter des boîtes et des cadrans à des grossistes.» Dans son carnet d’adresses figure égalementlaprestigieusemaison Valjoux, aux Bioux, pour laquelle il a été chef de département pour les remontages des mouvements chronos pendant sept ans. En 1972, à presque 40 ans, HenriBerney fonde enfinsa société Berney-Blondeau SA. Son associée n’est autre que sa femme. Un fait plutôt insolite à une époque où les entrepreneurs accolentplus volontiers le nom d’un associé que celui de leur épouse. «Elle était très contente et pour moi c’était une évidence, car nous travaillions ensemble.» L’homme se lance dans la production de montres fantaisie: montres-bracelets, montres pendentifs, montres bagues et marquises. «J’ai pris goût à la fantaisie en travaillant dans ce domaine dans une maison à La Chaux-de-Fonds.» Contrairement àd’autresmanufactures qui n’ont pas su s’adapter à l’arrivéeduquartz,HenriBerney voit cette révolution d’un œil positif. «Finalement, le quartz est arrivé aubonmomentpour la fantaisie. Je m’y suis mis tout de suite en suivant un cours d’une journée.»
Tradition familiale
À l’heure du bilan, Henri Berney n’apasde grands regrets si cen’est celui de n’avoir pas pu faire progresserdavantage sonentreprise à la suite d’un drame personnel. En effet,dans les années 70, sa femme, jeune quadragénaire, est victime d’une hémorragie cérébrale qui la laisse diminuée. «Cela a certainement contribué à freiner l’évolution de ma marque, mais la vie continuait.» Ce charmant nonagénaire qui aime cultiver son jardin et partir à la cueillette de champignons est heureux d’avoir pu transmettre son savoir-faire et la tradition horlogère aux générations suivantes: après ses deux filles, Silvie et Evelyne, qui l’ont rejoint dans les années 80 pour travailler à ses côtés durant deux décennies, aujourd’hui c’est Carole, une de ses quatre petits-enfants, qui a repris les rênes de la société (lire cicontre).