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Qu’on le veuille ou non, les relations au travail sont empreintes d’émotions en tous genres. Certaines sont plus valorisées que d’autres.
Les émotions existent au travail, autant leur faire une place
07.04.2022 | 09:05
Les émotions que l’on juge néfastes sont mises à distance. Or les entreprises auraient tout intérêt à laisser leurs collaborateurs les exprimer.

Reconnaître les émotions au travail, c’est bon pour les entreprises et leurs collaborateurs et collaboratrices. C’est la conviction d’Aurélie Jeantet. Professeure de sociologie à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, elle a signé l’une de ses dernières contributions d’un titre évocateur: «L’éviction des émotions au travail nuit gravement à la santé.» Auteure de plusieurs ouvrages sur ce sujet *, elle donnait jeudi dernier une conférence à l’Université de Lausanne. Une belle occasion de la rencontrer. «Nous sommes des êtres relationnels, rappelle Aurélie Jeantet. Les émotions sont une construction sociale qui dépend de notre appartenance à un genre, mais aussi à une classe sociale, à une époque, à une culture. Par exemple, on connaît au Japon des émotions dont on n’a pas idée en Europe.» Mais pourquoi est-ce si important de parler des émotions au travail? Tout simplement parce qu’elles existent dans le milieu professionnel. «Mais on a tendance à les oublier, déplore Aurélie Jeantet. Or elles nous constituent, tout comme le travail, qui est l’une des sphères les plus importantes de notre vie. Elles nous mobilisent, nous touchent, elles nous traversent aussi lorsque nous travaillons. Ce n’est pas anodin. On ne peut pas faire comme si elles n’existaient pas. Or les entreprises sont pensées comme si leurs employés étaient dépourvus d’affects durant leurs heures de travail.» C’est donc parce que les émotions occupent de toute manière une place au sein des entreprises qu’il faut en parler au lieu de les refouler. À vrai dire, le management instrumentalise déjà celles qu’il juge positives: l’enthousiasme, les émotions agonistiques, qui mettent en valeur la rivalité et la combativité. Mais beaucoup d’autres, que l’on relie à l’intimité de l’individu, sont cachées, comme la tristesse. On valorise celles qu’on estime dominantes, qui vont de pair avec la rationalité, l’ordre et l’efficacité, alors qu’on met à distance celles qui sont perçues comme imprévisibles, gênantes, qui pourraient être autant de grains de sable dans la machine. 

 

Management impliqué 

Faire une place à toutes les émotions au sein d’une organisation revient d’abord au management. «L’encadrement doit concevoir des espaces et du temps pour qu’elles puissent s’exprimer, note Aurélie Jeantet. On prend de meilleures décisions si on leur laisse du champ au côté de la rationalité. Mais c’est aussi un travail de tous les collaborateurs et collaboratrices de s’autoriser à exprimer leurs émotions, de questionner les préjugés qui nous font penser que montrer des émotions au travail serait un manque de professionnalisme.» La professeure prend un exemple: «Aujourd’hui, une personne qui ressent le besoin de pleurer à tendance à se cacher pour le faire. Mais parfois les larmes coulent toutes seules, par exemple lors d’une séance de travail. Que fait-on? Les collègues ont tendance à faire semblant de ne pas le voir, d’abord parce qu’ils ne savent pas trop que faire, mais aussi parce que pleurer n’a pas sa place dans une réunion On pourrait au contraire lui tendre un mouchoir, lui poser une main sur l’épaule, interrompre la séance. Mieux encore, on pourrait un peu plus tard lui donner la parole pour qu’elle puisse expliquer son ressenti.»

 

Instaurer de nouvelles règles

Cette manière d’agir instaure de nouvelles règles au sein de l’entreprise, qui lui sont profitables. «Un manager qui donne de l’espace à ces émotions change l’état d’esprit au travail, relève Aurélie Jeantet. D’autres personnes se sentiront encouragées à le faire une autre fois. Bien entendu, il y a un risque: celui d’en voir surgir certaines que l’on n’attendait pas ou que l’on considère comme négatives, mais cela fait partie du jeu.» Quoi qu’il en soit, le déni des émotions est un facteur, parmi d’autres, qui favorise le burn-out. Les employés ont tendance à ne pas se plaindre de leur malaise pour tenir à tout prix, quitte à pousser trop loin et à craquer. La sociologue est consciente que la majorité des entreprises sont encore loin de reconnaître ces enjeux. «Cela change au niveau du discours, mais les normes restent les mêmes.» 

Laurent Buschini