Depuis deux ans, les États-Unis sont confrontés à une vague de démissions d’employés sans précédent. Des millions d’entre eux ont déjà donné leur congé, en particulier dans les métiers de service, souvent mal payés. Certains démissionnaires ont filmé le moment où ils rendent leur tablier et claquent la porte de leur entreprise. La première à l’avoir fait semble être Shana Blackwell. En octobre 2020, cette salariée d’un supermarché Walmart au Texas s’enregistre en vidéo en train d’annoncer son départ. Alors qu’elle est en service, elle saisit le micro de son magasin et lance qu’elle «emmerde» les managers et son entreprise, accusant un cadre d’être «raciste» et l’enseigne de «traiter ses employés comme de la merde». La vidéo, postée sur TikTok, est devenue virale. Sans le vouloir, l’ancienne employée a lancé l’une des plus grosses tendances de ce réseau social. Les vidéos affichant le hashtag #QuitMyJob cumulent plus de 200 millions de vues, comptabilisait l’AFP dans une dépêche datée de la fin de janvier. D’autres employés d’autres entreprises, souvent jeunes, ont imité la jeune femme. Comment expliquer ce phénomène? L’analyse de Patrick Amey, sociologue et maître d’enseignement et de recherche à l’Institut Medi@Lab (sciences de la communication et des médias) de l’Université de Genève. Interview.
Qu’évoque pour vous cette pratique d’annoncer sa démission en vidéo et sur TikTok?
Je précise tout d’abord que ces annonces de démissions ne sont pas des démissions en elles-mêmes. En effet, juridiquement, la démission se fait par un acte écrit, avec la remise d’un courrier à la personne ou au service concerné. Ce qui est manifeste dans ces vidéos, c’est le décalage entre les coutumes en vigueur lors d’une démission professionnelle (qui est plutôt une situation privée, dans un bureau, via une lettre écrite) et la pratique publique (annonce aux yeux de tous et via une vidéo sur TikTok).
Pourquoi pensez-vous que ces employés agissent de la sorte?
Il faut revenir aux significations usuelles attribuables à une démission. Démissionner, c’est manifester une absence de satisfaction par rapport à des conditions de travail jugées par l’employé comme étant peu gratifiantes, inacceptables ou dégradées. Cet acte a longtemps été considéré comme relativement courageux, isolé, et sujet à l’admiration pour certains ou à la compassion pour d’autres. Les employés qui se filment en train d’annoncer leur démission font un baroud d’honneur en rendant public leur congé. Il y a une espèce de fierté à exhiber son départ, à le rendre public, à proclamer aux yeux de tous avoir retrouvé une dignité, à se libérer d’un cadre contraignant et peu satisfaisant. C’est une stratégie de défi social qui consiste à être fier de son courage d’avoir su partir. Ce faisant, le démissionnaire se départit du stigmate de l’employé qui n’a pas réussi à «tenir le coup» ou à trouver sa place dans l’entreprise. Il affirme aussi le primat de son individualité. Poster une vidéo, c’est faire preuve d’un coup d’éclat. Le démissionnaire soumet son acte à validation sociale auprès de ses pairs. Il y cherche ainsi du soutien, une reconnaissance sociale de son acte. Bref, en annonçant en vidéo et sur un réseau social public qu’ils partent, ces démissionnaires flamboyants laissent une trace de leur singularité et de leur absence de compromission.
Vous parlez de «coup d’éclat», de «démissionnaire flamboyant». Il y aurait donc une forme de «show» dans cet exercice?
On assiste à un véritable happening social. Le démissionnaire transmue la honte qu’on aurait pu imaginer chez lui en un instant de parade émotionnelle, dont sont friands les réseaux sociaux. J’y vois une mise en scène du courage, à l’aune de la spectacularisation dont nos cousins américains sont amateurs, et il faut le réceptionner avec une certaine prudence.
Pour certains de ces démissionnaires, il semble y avoir aussi dans leur vidéo comme un cri du cœur, un acte libératoire, la volonté de dénoncer les comportements et les attitudes de leurs managers ou de leur entreprise.
Il y a également chez ces démissionnaires un acte de dénonciation par lequel ils règlent leurs comptes avec l’entreprise ou avec le management le plus souvent. Et il n’est pas impossible qu’il y ait, dans certains cas, une tentative de nuire à l’entreprise, voire à ses dirigeants. Cependant, il s’agit moins pour ces démissionnaires de porter à l’attention du public les problématiques générales qui lient les entreprises et leurs employés (il s’agirait alors d’un militantisme destiné à un ensemble de travailleur partageant le même sort), que de manifester une revanche sociale.
Que dit cette pratique à propos du monde du travail moderne, et du rapport qu’ont les employés avec leur entreprise?
J’observe que ces démissions ont lieu dans un marché du travail américain très flexible, et concernent des jobs précarisés qui suscitent peu d’attachement, si ce n’est avec les collègues. Il faut sans doute y voir aussi un symptôme d’une perception du travail propre aux nouvelles générations, pour qui ses jobs sont temporaires, mais la satisfaction au travail est primordiale en tant qu’accomplissement de soi.