Ronds-decuir». Qui n’a jamais entendu cette expression? Pas les fonctionnaires en tout cas. Car celle-ci les concerne directement. Elle fait référence à un coussin de forme circulaire que les employés de bureau utilisaient autrefois pour améliorer le confort de leur siège. Elle a été popularisée par Georges Courteline dans son roman «Messieurs les ronds-de-cuir», dans lequel l’écrivain français décrit de manière caustique la vie des fonctionnaires du XIXe siècle. Péjorative, elle désigne des employés peu motivés et peu efficaces. Utilisée à l’origine pour parler des fonctionnaires, elle s’applique par extension, comme son équivalente «gratte-papier», aux employés de bureau. Cette réputation peu flatteuse des employés du service public plonge ses racines loin dans le temps et semble universelle (ou presque). «Depuis les civilisations antiques, Chine ou Égypte par exemple, les fonctionnaires représentent l’État, la puissance publique, explique Yves Emery, professeur de gestion des ressources humaines à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) de l’Université de Lausanne. À ce titre, ils remplissent des missions régaliennes, dont certaines ne sont pas toujours bien vues par les populations, comme la perception des impôts. En outre, étant recrutés parmi les personnes éduquées et lettrées de l’époque, certains fonctionnaires pouvaient manifester un sentiment de supériorité vis-à-vis du bas peuple. Et puis, lors de la construction des pyramides d’Égypte, les administrateurs qui conduisaient les travaux le faisaient depuis des galeries enterrées dans lesquelles ils étaient au frais, tandis que les esclaves travaillaient à l’extérieur en pleine chaleur. Dans l’imaginaire collectif, vient ainsi se créer une différence entre ce qu’on appelle aujourd’hui les cols-bleus et les cols blancs; entre ceux dont on estime qu’ils travaillent vraiment, physiquement, et les autres, dont on ne sait pas toujours ce qu’ils font exactement, si ce n’est gratter du papier»
Une caste vue comme privilégiée
Yves Emery poursuit: «Plus tard, vers la fin du XIXe siècle, selon les pays, les fonctionnaires se sont vu attribuer un statut spécial qui les protégeait de l’arbitraire des gouvernants et qui leur a fait bénéficier d’avantages, comme un emploi garanti à vie, un salaire correct, voire élevé, pour éviter qu’ils ne soient sujets à la corruption, ainsi qu’une pension de retraite assurée. Dès lors, les fonctionnaires sont apparus comme un groupe social particulier, voire une caste. Les avantages non négligeables dont ils bénéficiaient ont fait qu’ils ont été vus par les employés du secteur privé comme des privilégiés.» «La littérature et le théâtre ont, très tôt, caricaturé les fonctionnaires et leurs travers, ajoute le chercheur. Il y a aussi la critique régulière des partis politiques de droite qui dénoncent le poids et le coût de la fonction publique qu’ils jugent excessifs.» Pour le professeur, tout cela concourt à la mauvaise image des fonctionnaires et, plus largement des employés de bureau, y compris dans le secteur privé dans lequel on parle alors de «bureaucrates». «Aujourd’hui, le terme de «fonctionnaire» est un mot «grillé», utilisé pour qualifier des employés lents, rigides, paperassiers, qui ont oublié le sens et la finalité de leur travail», note-t-il.
Une mauvaise image tenace
Cette mauvaise image des fonctionnaires est tenace dans les esprits, remarque Yves Emery. Il utilise la psychologie cognitive pour avancer une explication: «Dès lors qu’on a une appréciation négative de quelque chose ou de quelqu’un, en l’occurrence une fonction, notre cerveau a tendance à enregistrer davantage ce qui la conforte que ce qui la contredit.» Et pourtant, «des progrès objectifs ont été réalisés par l’administration publique» au cours de ces dernières décennies, estime-t-il. Rappelons qu’en Suisse, le statut de fonctionnaire a été aboli à la Confédération et dans la plupart des Cantons et des Communes, progressivement dès les années 90 (avec notamment la fin de l’emploi garanti à vie, même si les employés du service public bénéficient d’une protection plus importante que ceux du secteur privé). Cela s’est inscrit dans le cadre de la réforme du secteur public inspirée du concept de «nouvelle gestion publique». Les principes et les méthodes de gestion des entreprises privées ont ainsi été introduits dans les services publics dans le but de rendre ceux-ci plus efficaces et plus orientés vers les usagers.
Attachement fort à une activité noble
Cette réputation, les fonctionnaires en ont conscience, même s’ils la contestent, comme l’indique Armand Brice Kouadio, professeur de gestion des ressources humaines à la Haute École de gestion de Neuchâtel. Dans son travail de thèse, supervisé par le professeur Yves Emery, il a étudié l’engagement au travail des employés des services publics de la Confédération, des Cantons et des Communes. Pour ce faire, il a sondé plus de 2000 d’entre eux et a mené avec une soixantaine d’autres des entretiens en direct, entre 2018 et 2019, en Suisse romande et en Suisse alémanique. Au cours de son enquête, les fonctionnaires interrogés lui ont confié prendre ces critiques pour eux-mêmes. «C’est le signe de leur attachement très fort à leur travail», commente Armand Brice Kouadio. Les résultats de son étude révèlent en outre des employés du service public motivés, investis et engagés dans leurs différentes missions. «Les fonctionnaires interrogés disent être conscients d’exercer une activité noble et se savoir utiles à la collectivité. Le sentiment d’engagement est particulièrement fort chez celles et ceux qui assurent les fonctions régaliennes de l’État, comme la police, l’armée, la santé ou l’enseignement, détaille-t-il. Ils affirment aussi leur envie d’appartenir au service public. En outre, ils expriment le besoin de développement professionnel et personnel, et aspirent à évoluer dans et à travers leur travail». Tout cela va à l’encontre des clichés de «pantouflards», de «planqués» ou d’«inefficaces» dont sont souvent affublés les fonctionnaires, conclut Armand Brice Kouadio.