Trouvez la place idéale
en Suisse romande
Le droit à l’erreur est encouragé mais peine parfois à se concrétiser au travail.
Faire des erreurs, un discours managérial très en vogue
17.03.2022 | 15:42
Plusieurs livres récents consacrés au management vantent les mérites de l’échec professionnel. Une apologie qui peine à se concrétiser dans la vraie vie.

Depuis quelques années, le droit à l’échec et aux erreurs est à la mode. C’est ce qu’observe le sociologue et consultant Denis Monneuse, chercheur au département RH de l’école de commerce internationale IE Business School à Madrid. Auteur du livre «Errare managerium est: 30 erreurs à éviter pour devenir un meilleur manager», publié l’an dernier aux Éditions Dunod, Denis Monneuse remarque que plusieurs ouvrages récents mettent en avant les vertus de l’échec. Dans «Célébrer l’échec!» cosigné par le professeur de gestion neuchâtelois François Courvoisier et le directeur de la manufacture d’idées Think2Make Sedat Adiyaman, le lecteur découvrira un outil de réflexion en cinq étapes pour «transformer vos futurs fiascos en réussites». Dans la même veine, citons «Parfaites imperfections: comment transformer ses erreurs en idées géniales pour se planter en beauté», d’Erik Kessels, publié aux Éditions Phaidon en 2016.

 

Droit à l’erreur 

Signe des temps, la notion de «droit à l’erreur» a été consacrée en France par la loi ESSOC du 10 août 2018. Des filiales françaises de multinationales organiseraient même des «fêtes de l’échec» pour honorer les innovations qui ont fait un flop. Ce serait notamment le cas du laboratoire pharmaceutique Eli Lilly. À New York, l’agence de publicitécGrey remettrait annuellement à l’un de ses employés un Heroic Failure Award (Prix de l’échec héroïque). Ces événements édifiants, au cours desquels des collaborateurs ou des entrepreneurs sont invités à présenter leurs fiascos et les bénéfices qu’ils en ont tirés, sont parfois baptisés fucking nights (littéralement: «putains de nuits») ou fail Cons, contraction de fail («échouer») et de conference («conférence»). Autre exemple: à Helsingborg, au nord-ouest de la Suède, il existe, depuis 2017, un musée de l’échec, où sont exposées des inventions qui ont lamentablement fini, comme le vélo en plastique. Interrogé dans les médias, le gérant Samuel West assure qu’il ne veut pas se moquer des concepteurs. «Nous savons que 80 à 90% des projets innovants échouent. On ne les voit jamais et personne n’en parle. [...] Notre société sous estime l’échec. Nous sommes trop obsédés par le succès.» En décembre 2019, ce musée s’est temporairement déplacé à Paris pour une exposition spéciale dans le cadre du Festival des flops, des bides, des ratés et des inutiles, à la Cité des sciences et de l’industrie. Cette «mode» a quelque chose de salutaire, selon divers auteurs. Elle contribue à décomplexer les personnes qui n’osent plus entreprendre, par peur de mal faire. Or on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, comme dit le proverbe. Les personnes brillantes sont souvent celles qui ne se formalisent pas de leurs revers. D’ailleurs, certaines trouvailles formidables sont en réalité le résultat d’une maladresse. Songez, par exemple, à la tarte Tatin ou au pacemaker, dispositif qui devait initialement fonctionner en sens inverse pour pouvoir enregistrer les battements cardiaques. Dans un autre registre, vous pouvez très bien rencontrer l’amour de votre vie dans un train après avoir loupé une correspondance! «Je n’ai pas échoué 5000 fois, j’ai trouvé 5000 façons de faire qui ne fonctionnent pas», aurait déclaré Thomas Edison au sujet de ses nombreuses tentatives infructueuses pour fabriquer une ampoule électrique. En somme, plus vous échouez, plus vous augmentez vos chances de réussir. C’est mathématique. On entend souvent dire que ce raisonnement est bien ancré dans la culture nord-américaine, mais très ou trop peu prisé chez nous. On trouve sur internet une quantité de billets de blog à l’appui de cette hypothèse. Voilà qui permettrait d’expliquer comment un businessman ayant essuyé plusieurs déroutes financières a pu accéder à la Maison-Blanche. Mais l’élection du candidat Donald Trump est-elle réellement imputable à une tolérance pour l’insuccès? Dans un pays où le rêve américain reste très prégnant, il n’est pas sûr que passer pour un loser («perdant») soit avantageux. Inversement, avec une entreprise sur deux faisant faillite dans les cinq années suivant sa création, on peut se demander si la Suisse juge vraiment avec sévérité les entrepreneurs qui font faillite.

 

Discours de façade 

En fait, la valorisation des échecs est peut-être un discours de façade. Contacté via LinkedIn, Denis Monneuse rappelle que «derrière l’erreur de calcul d’un élève, il n’y a guère d’autres conséquences qu’une mauvaise note en maths, tandis que derrière l’erreur de calcul d’un ingénieur, il y a potentiellement un pont qui s’écroule ou une fusée qui explose en plein vol». Du reste, il ne viendrait à l’idée de personne de complimenter un collaborateur pour une bourde qui s’apparente à une faute professionnelle! Et lorsqu’un footballeur marque un but en ratant son tir, qui s’extasie? «S’il y a des joueurs qui tentent de surprendre le gardien par des feintes, je n’en connais aucun qui rate volontairement un tir en espérant marquer un but», fait remarquer Dennis Monneuse. La seule chose que les erreurs nous enseignent vraiment, c’est qu’il aurait fallu mieux faire: «Outre qu’elles sont extrêmement rares, les bonnes erreurs sont involontaires. Sinon, ce ne seraient pas des erreurs!» De manière intéressante, au cours des fucking nights qui égaient les soirées de certaines grandes entreprises, la parole est rarement donnée à l’employé délocalisé ou licencié, ou au petit investisseur plumé. En général, on entend plutôt les héros survivants qui ont finement réussi à tirer leur épingle du jeu. Ce qui «rajoute de la pression à ceux qui n’arrivent pas à s’en sortir», selon Denis Monneuse. «Dans la Silicon Valley, un entrepreneur de 47 ans s’est suicidé parce qu’il n’arrivait pas à lever des fonds auprès d’investisseurs. Pour l’anecdote, il avait tatoué «Je suis génial» sur son bras. 

 

Droit à la peur? 

Selon Serge Panczuk, vice président des ressources humaines chez Edwards Life sciences et auteur de plusieurs livres sur les RH, il faudrait peut être remplacer l’idée du «droit à l’erreur» par celle du «droit à la peur» dans les discours d’apologie sur l’imperfection humaine. En effet, c’est la peur de se tromper plus que l’erreur elle-même qui nous empêche d’appliquer dans la pratique ces beaux discours. Il serait même probablement très utile d’adjoindre au droit à la peur une obligation d’avoir le courage de se tromper. Parce que c’est bien de courage dont on parle, conclut-il. 

Francesca Sacco